6

Pour Bill Ballantine également, depuis deux heures environ, le temps semblait s’écouler sur un autre rythme. D’accord avec Sir Archibald Baywatter, il avait décidé de regagner son appartement de Soho, pour y attendre un éventuel coup de fil de Morane. Il devait également se tenir en rapport constant avec le Yard et le commissioner.

À présent, assis dans un fauteuil, il demeurait à compter les secondes, le téléphone à portée de la main, prêt à décrocher au premier coup de sonnerie.

Les minutes s’écoulaient à la suite des minutes, longue chacune comme un siècle semblait-il.

Soudain, le timbre grésilla. Bill décrocha et interrogea d’une voix gonflée d’espoir :

— Bob ?

C’était rare qu’il appelât son ami autrement que « commandant » une vieille plaisanterie qui, au cours des années, avait pris force d’habitude, et le fait qu’il lui donnât son prénom témoignait assez de son désarroi.

Mais quelqu’un avait répondu aussitôt, à l’autre bout du fil :

— C’est Sir Archibald… Je sais que vous auriez préféré entendre la voix de Bob, mais nous n’avons aucune nouvelle de lui… Rien… Le black-out total… Pourtant, toutes les patrouilles possèdent son signalement… Rien de votre côté ?…

— Rien, grogna Ballantine. C’est à se jeter la tête contre le mur… À désespérer…

— Nous n’avons pourtant pas perdu notre temps, assura Sir Archibald. Si l’on n’a pas retrouvé la trace de Bob et de nos agresseurs, un autocar bourré d’Asiatiques a cependant été aperçu, avant l’attaque, se dirigeant vers ma maison. Évidemment, à ce moment, l’alerte n’était pas encore donnée, et la patrouille qui a repéré le véhicule n’y a pas prêté autre attention. Beaucoup de travailleurs, étrangers ou non, sont ainsi conduits vers leurs lieux de travail, et il pouvait s’agir d’une équipe de nuit allant prendre son service. Le numéro de l’autocar n’a même pas été relevé. Tout ce qu’on a pu me dire, c’est qu’il venait de Woolwich, ou d’au-delà. Bien sûr, à présent, on le recherche activement…

— Et les Chinois restés sur le carreau, interrogea Bill, vous ont-ils appris quelque chose…

— Rien de précis… Les blessés ne veulent pas parler… Ils demeurent dans une hébétude totale… Quant aux morts, ils portent tous, comme nous le pensions, les traces d’interventions chirurgicales récentes… Tous souffraient d’une maladie incurable, voire mortelle, et ils ont été opérés avec une maestria qui frise le prodige…

— Ming est un extraordinaire chirurgien, fit remarquer Bill. S’il faut l’en croire, aucun praticien au monde ne lui viendrait à la cheville…

— Ce monstre excelle en tout, même – et surtout – dans le crime… Mais cela ne nous dit pas pourquoi il emploie des malades incurables… après les avoir guéris ?

— Peut-être est-ce par reconnaissance, pour cette guérison justement, qu’ils le servent…

— C’est une explication, Bill mais elle ne me satisfait guère. Connaissez-vous beaucoup de malades qui risqueraient leur vie pour le chirurgien qui les a sauvés ?

— Oui, concéda Ballantine, il faut avouer que, souvent, la reconnaissance humaine ne va pas jusque-là… Alors ?

— Alors ? fit sur un ton rêveur Sir Archibald. C’est là une question de plus qui demeurera sans réponse pour le moment… Mais je bloque votre ligne, alors que Bob tente peut-être de vous joindre… Appelez-moi aussitôt si vous avez de ses nouvelles. Je ferai de même…

Ils raccrochèrent en même temps. Mais, presque aussitôt, le timbre de l’appareil retentit à nouveau. Bill décrocha et, avant même qu’il ait pu lancer le « allô » traditionnel, quelqu’un dit, à l’autre bout du fil :

— Je croyais ne jamais pouvoir obtenir la communication, et le temps presse…

Une voix féminine douce, chaude, bien timbrée ; les « r » roulaient un peu.

Bill crut la reconnaître.

— C’est vous, Tania ? interrogea-t-il.

— Le temps presse, vous dis-je, fut la réponse. Le commandant Morane est en danger de mort aux anciens entrepôts Jéroboam, Jéroboam et Sike. C’est au bord du fleuve, avant Woolwich… Je n’en sais pas davantage… Tentez tout pour le sauver, mais sans avertir la police. L’endroit est gardé et l’approche d’une troupe d’hommes pourrait provoquer la mort immédiate de votre ami… Faites vite…

— Eh ! minute… commença l’Écossais.

Mais, là-bas, on avait déjà raccroché. Pendant quelques instants, Ballantine demeura immobile, à considérer le combiné, puis il reposa celui-ci sur sa fourche, en murmurant :

— Je suis sûr que c’était Tania…

Tarda Orloff était la nièce de l’Ombre Jaune. Au cours du combat sournois opposant Monsieur Ming et Morane, la jeune fille s’était prise pour ce dernier d’un sentiment allant bien au-delà de l’amitié. En même temps, elle s’était sentie saisie de répulsion pour l’œuvre de son monstrueux parent, dont elle avait été jusque-là la collaboratrice aveugle. Sans pouvoir se dresser ouvertement contre le Shin Than, elle avait toujours secrètement aidé Morane, et il était probable que, sans cette aide, il n’aurait jamais pu tenir son ennemi en échec.

« Et si c’était un piège ? songea Ballantine. Tania a parlé du « commandant Morane » et a dit « votre ami », alors que, logiquement, elle aurait dû dire « Bob » et « notre ami ». Mais il est possible qu’elle ait voulu demeurer dans l’anonymat le plus complet afin de ne pas courir de risques… Et puis, je suis certain que c’était sa voix… »

Il se souvint également que, selon les récentes déclarations de Sir Archibald, l’autocar bondé d’Asiatiques, qui avait été repéré dans la soirée, venait de Woolwich. Or, les entrepôts Jéroboam se trouvaient justement à Woolwich… Peut-être fallait-il voir en cela autre chose qu’une coïncidence…

« De toute façon, décida Bill, je ne puis rien laisser au hasard… Je dois aller jeter un coup d’œil à ces entrepôts… Quant à prévenir ou non Scotland Yard, j’en jugerai par la suite. Ce qu’il faut avant tout, c’est reconnaître les lieux…

Cinq minutes plus tard, la Daimler de l’Écossais roulait en direction de Woolwich.

 

— Vous n’en sortirez jamais, commandant Morane !… Jamais !… Jamais !… Sauf cuit à point… Ah !… Ah !… Ah !… Ah !…

La tête électronique continuait, avec la voix de Monsieur Ming, de lancer ses sarcasmes et, bien qu’il s’appuyât les mains aux oreilles, Morane ne pouvait que les entendre. Il avait l’impression qu’à tout moment cette voix, répercutée douloureusement par les parois de verre, allait le faire basculer au bord de la folie.

Il se dressa soudain, les mâchoires serrées.

— Je vais te faire taire, maudite mécanique, gronda-t-il.

Il voyait rouge et ne pensait pas même commettre un acte de vandalisme, quand il s’acharna à coups de talons sur la tête électronique qui, son enveloppe de métal et de plastique ayant cédé, se tut définitivement. D’un magistral coup de pied, digne d’un champion de football, Morane paracheva son œuvre en disant avec colère :

— Et maintenant, loin de moi, stupide caricature… Je t’ai assez vue…

La tête brisée, lancée avec force, décrivit une courte parabole à travers le tronçon de labyrinthe et alla frapper une des parois de miroir. Sous le choc, celle-ci vola en éclats pour révéler seulement, en lieu et place d’un quelconque mur solide, un grand trou au-delà duquel brillaient d’autres glaces.

Soudain intéressé, Bob s’approcha de l’ouverture et jeta un coup d’œil au-delà, dans un couloir en tout point semblable à celui dans lequel il se trouvait. Se glissant dans le trou, il passa dans ce second couloir et, d’un violent coup de pied, il frappa la paroi de miroir. Celle-ci s’émietta, et une nouvelle ouverture béat sur un troisième boyau aux murs également de glaces.

Alors, Bob comprit que le labyrinthe de l’Ombre Jaune n’était rien d’autre qu’un fragile assemblage de miroirs, sans aucune barrière solide derrière, des miroirs qu’il lui suffisait de briser pour recouvrer définitivement peut-être sa liberté, alors qu’il se croyait condamné à errer jusqu’à l’épuisement de ses forces dans ce dédale dont la topographie se transformait sans cesse. Ce labyrinthe truqué, installé sans doute dans un sous-sol, devait être sans doute de dimensions relativement restreintes.

Se souvenant de la façon dont Alexandre le Grand était venu à bout du nœud gordien, en le tranchant d’un coup d’épée, Bob Morane, au risque de se blesser, se mit à enfoncer les miroirs à coups de talon, creusant une tranchée rectiligne à travers le labyrinthe. Chaque fois qu’une paroi volait en miettes sous ses coups, il murmurait, avec une joie féroce, peut-être pour conjurer le mauvais sort :

— Sept ans de bonheur !… Sept ans de bonheur !…

Bientôt, le dernier miroir éclata et Bob déboucha dans une cave voûtée, au fond de laquelle s’ouvrait un passage voûté également. Morane se tourna vers les ruines du labyrinthe, et il éclata de rire.

— Une prison de verre, murmura-t-il, voilà tout ce que c’était… Tout cela cadre bien avec l’esprit tortueux de Monsieur Ming ; il enferme un ennemi dans un dédale inextricable, où tout est machiné pour le faire tourner en rond jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la folie, alors qu’il lui suffit, sans qu’il le sache, de quelques coups de pied pour recouvrer sa liberté.

Durant l’action, il n’avait pas remarqué que la chaleur continuait à devenir plus intense. Pourtant, à présent qu’il avait retrouvé un peu de son calme, il se rendait compte qu’une vapeur brûlante envahissait le sous-sol, dont la température montait sans cesse. Il se souvint que Monsieur Ming lui avait dit, par le truchement de la tête électronique ; qu’il ne sortirait jamais de là, sauf cuit à point.

« C’est cela, songea-t-il, Ming veut m’ébouillanter comme une vulgaire pomme-vapeur… Si je me suis tiré du labyrinthe, je ne suis pas sauvé pour autant… »

En courant, il gagna l’entrée du passage voûté, s’y engagea et, un peu suffoqué déjà par la vapeur montant autour de lui, il atteignit au bout de quelques mètres un escalier de brique qu’il gravit à toute allure. Après avoir escaladé une trentaine de marches, il prit pied dans un vaste hangar, fermé par une porte de fer. Une lampe électrique poussiéreuse brûlait dans un coin, diffusant une lumière misérable, et Bob put se rendre compte que le hangar était vide, à part un autocar en bon état stationné devant la porte. Celle-ci comportait deux battants et elle devait selon toute probabilité, avoir livré passage au véhicule. Donc, logiquement, elle menait à l’air libre. Pourtant, Morane eut beau essayer de l’ouvrir, les battants métalliques ne daignèrent pas bouger d’un pouce.

— Fermée, murmura le Français, et il faudrait au moins un tank lourd pour l’enfoncer…

Dans le hangar comme dans le sous-sol, la vapeur brûlante, venue il ne savait d’où, se faisait de plus en plus épaisse, voilant les contours. Bob transpirait comme au bain turc et il commençait à avoir de la peine à respirer.

Rapidement, pour le peu que la vapeur le lui permettait, il étudia les lieux, mais sans y découvrir d’autre issue que la porte de fer et l’escalier par lequel il était venu.

— Ming continue à jouer au chat et à la souris, soliloqua-t-il encore. J’ai échappé au labyrinthe, mais me voilà à présent condamné à être, de toute façon, ébouillanté… Bien entendu, il n’a pas mis à ma disposition le tank lourd dont j’aurais besoin pour jeter bas cette satanée porte…

Tout à coup il sursauta, frappé d’une inspiration.

— Un tank lourd ?… Peut-être pas… Mais cet autocar pourrait peut-être le remplacer.

Il se dirigea vers le puissant véhicule, en formulant tout bas cette prière :

— Pourvu qu’il soit en état de marche !… Pourvu qu’il soit en état de marche !…

Il grimpa à bord et constata, comme il devait s’y attendre, que les clefs de contact ne se trouvaient pas sur le tableau de bord. Pourtant, il eut vite fait de connecter les deux fils du démarreur et, quand il mit un peu de gaz, le moteur tourna aussitôt.

D’un revers de main, Bob essuya la sueur perlant à son front. Il ne perdit pas de temps à se demander si Ming avait laissé là ce véhicule afin de lui laisser une chance de s’échapper… pour retomber ensuite dans quelque autre piège. En hâte, il s’assit au volant, passa en première et embraya. L’autocar se mit à rouler lentement et, presque aussitôt, Morane passa en seconde et, pesant du pied sur l’accélérateur il projeta le véhicule sur la porte.

Le choc fut dur mais Bob, arc-bouté des deux bras au volant, l’encaissa sans mal. La porte avait fléchi, mais sans céder. Il fallut alors faire marche arrière, porter un second coup de boutoir, reculer encore, frapper à nouveau.

Ce fut à la cinquième tentative seulement que la porte, ses gonds arrachés de la muraille, bascula d’une pièce vers l’extérieur.

 

Les guerriers de l'Ombre Jaune
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